Mon père, après avoir découvert votre personne et refait avec vous l’itinéraire de votre formation, intéressons-nous à présent à votre temps de ministère.
Après votre ordination presbytérale le 14 juillet 1967, quelle a été votre première terre de mission ? Pendant combien d’années avez-vous vécu dans celle-ci ?
Comme je l’avais dit plus haut, je suis entré au Noviciat avec le désir d’une future vie missionnaire. Tandis qu’assez de mes compagnons de noviciat partaient peu à peu vers la Bolivie, l’Inde et le Japon, l’état d’esprit de ma mère avait retardé mon élan pour les missions.
Après mon ordination en 1967 la situation familiale s’était améliorée, et c’est alors que j’ai appris l’invitation du P. Arrupe aux jésuites de ma Province d’aller au Tchad pour aider les compagnons français et italiens qui y étaient déjà. Donc, à la fin de ma théologie, en septembre 1968 je débarquais en terre africaine, grande inconnue pour moi. Mes compagnons n’ont pas cru que j’allais durer dans une mission si difficile. Mais le Seigneur a montré qu’il peut parvenir à ce qu’Il s’est proposé. Comme pour Abraham, il vise le long terme. Bref, j’ai fait trente-six ans au Tchad.
Pendant vos trente-six ans de mission, pouvez-vous nous dire les différents services que vous avez rendus au peuple de Dieu au Tchad ?
J’ai servi dans trois paroisses au sud du Tchad pendant de longs et respectifs séjours suivants : 9, 11 et 9 ans. Le partage du vécu de ces communautés chrétiennes m’a rapproché de la vie réelle de mes frères et sœurs tchadiens. Le désir de mieux partager leurs soucis et leur vision de la vie m’a obligé à apprendre certaines langues locales. C’est le seul moyen d’y arriver. J’ai étudié deux langues, dont je garde l’une comme ma 4ème langue, car nous avons fait l’effort de la traduction des Évangiles en cette langue de Kyabé, le Sara-kaba.
En plus de vos charges pastorales et paroissiales, vous avez participé à la création dans certains villages des greniers communautaires. Quel a été le point de départ de l’initiative des greniers ? En quoi a consisté l’initiative ?
En 1978 et 1987, la famine avait ravagé le Sahel africain. En effet, il avait connu une pluviométrie très insuffisante. Face à cette famine, les sacs de vivres distribués par le Programme Alimentaire Mondial (PAM) ont été une solution faible pour des milliers de gens ainsi atteints.
L’expérience de ces famines nous a poussés à la réflexion communautaire, pour faire face à ces situations limites avec des moyens locaux. Des rencontres des responsables de communautés incluant les protestants, les musulmans et les autorités des villages ont ouvert peu à peu un chemin vers des Greniers communautaires, basés sur la coresponsabilité. L’apport extérieur se limitait à la construction d’un local pas trop grand mais bien fermé et sécurisé pour la conservation des semences. Pour le reste, un comité local gérait les sacs de céréale déposés ou achetés chaque année.
Grâce aux greniers communautaires, de centaines de vies des villageois du Nord et de l’Est du Tchad ont été sauvés. Cette capacité d’auto-prise en charge a renforcé la fierté des gens. Il semble que vingt ans après, plus d’une centaine de ces greniers ou Banque de céréales sont encore en fonctionnement grâce à Dieu et l’action des communautés chrétiennes. C’est une expérience d’autogestion qui doit intéresser d’autres.
Comment avez-vous vécu la période de trouble social qu’a connu le Tchad sous la présidence d’Hissène Habré ? Avez-vous rencontré pendant ce temps des difficultés particulières dans l’exercice de votre ministère ?
Il est vrai que le Tchad a connu des troubles politiques à répétition. Mais nous n’avons pas été visés de manière particulière, même si la proximité des militaires enturbannés n’était pas pour rassurer. Par contre au Guera, il y a eu des déplacements forcés et l’expulsion du P. Cavoret.
Après 36 ans au Tchad, vous avez été envoyé depuis 2005 au Burkina-Faso au Centre Spirituel Paam Yôodo, comment avez-vous vécu ce passage ?
Oui, après tant d’années au Tchad j’ai désiré changer d’horizon. L’occasion a été le besoin du renouvellement du personnel du Centre spirituel de Ouagadougou. Après quelques mois de recyclage en spiritualité des Exercices à Manresa et Barcelone, je suis passé de la pastorale directe à celle qui nous est propre, où nous pouvons faire un travail en profondeur. Avant d’arriver en 2005 à Ouagadougou au Centre Paam Yoôdo, j’avais fait d’abord six ans au Centre spirituel Les Rôniers au Tchad. Je suis dans ma douzième de présence au centre spirituel Paam Yôodo.
Quels sont les services que vous rendez au centre spirituel et hors du centre ?
Au centre spirituel, je rends plusieurs services dont : la prêche des retraites, l’animation des sessions de formation et des récollections des temps de l’Avent et de carême, la célébration des sacrements de l’eucharistie et de la confession, l’écoute et accompagnement personnel et de groupe. Pour aider à l’accompagnement pendant les retraites que le centre programme chaque année, une équipe de religieuses de diverses congrégations, de prêtres religieux et diocésains a été constituée. Nous offrons aussi chaque année la possibilité de vivre les 30 Jours ou Mois ignacien, entre juin et juillet. Des demandes viennent des pays des alentours, et nous avons une moyenne de 20 à 25 retraitants par an.
La diversité des activités proposées contribue à faire mieux connaître notre Centre au Burkina-Faso et dans les pays de la sous-région. De même, avec l’arrivée du P. Jacques Ouédraogo il y a quatre ans, formé en spiritualité ignatienne en Espagne, les laïcs aussi s’intéressent chaque fois plus à nos activités.
Hors du centre, j’assure la charge d’assistant ecclésiastique de la CVX et aide pour les célébrations surtout dans la paroisse Christ roi de l’univers et ses Communautés Chrétiennes de Base (CCB). Je collabore aussi à l’ABE.
Sur le plan de la logistique et de l’entretien des infrastructures, le centre spirituel a connu en 10 ans plusieurs travaux de rénovation, avec des dons d’amis d’ailleurs : branchement au réseau électrique de la ville, renouvellement des bâtiments, peinture, etc. Il est bon de faire ces travaux d’entretien à des intervalles de temps réguliers pour que le Centre reste accueillant.
En somme la gestion, l’accueil, l’accompagnement, les récollections d’Avent et de Carême et des retraites nous permettent de rendre un service apprécié dans le diocèse et au-delà.
Au regard du profit que les personnes tirent de notre apostolat spirituel, que préconiseriez-vous pour favoriser son rayonnement dans notre province ? En ce sens, avez-vous un mot à l’endroit de vos jeunes compagnons ?
Dans l’Église famille, au Burkina, pleine de vie, le nombre de baptisés augmente très rapidement. Cette croissance peut, à la longue, poser problème : elle rendrait difficile le suivie, la formation et l’accompagnement des nouveaux baptisés. Dans un tel contexte présent dans d’autres pays de notre province, je pense que la spiritualité ignacienne a un rôle important à jouer : formation à la prière de qualité, initiation au discernement pour aider les chrétiens à réfléchir et affronter sereinement les problèmes que pose le monde d’aujourd’hui.
Voilà pourquoi, mon désir le plus profond, – maintenant qu’à 80 ans dont 49 en Afrique j’envisage un retour progressif à mon point de départ (Barcelone) -, est que le Centre spirituel P.Y. soit considéré comme une œuvre importante ou prioritaire dans notre AOC. C’est-à-dire, qu’on renforce bientôt l’équipe jésuite, car un seul prêtre (Jacques) avec l’aide d’un régent est totalement insuffisant, vus les besoins et les services que rend ce Centre.
Dans les quatre (4) Centres spirituels de la Province nous avons six (6) jésuites en service, et pas toujours en pleine forme (car certains sont avancés en âge). On a l’impression que ceux qui dirigent la Province considèrent plus prioritaire l’apostolat intellectuel et l’éducation. Je pense que L’Afrique a besoin d’intellectuels, d’hommes et de femmes compétents mais éclairés et pleins de l’Esprit de la Pentecôte.
Je crois beaucoup à la force du charisme des Exercices ignaciens qui continuent à faire partout une œuvre de profondeur à tous les niveaux. Ce don de l’Esprit à l’Eglise, en serions-nous moins conscients de ses bienfaits pour nos contemporains ? Tout est nécessaire, c’est vrai, mais il faut recourir à l’équilibre dans les choix, selon ce qui avait été décidé dans le Projet apostolique de la Province de 2012. Même si des retraites sont offertes ici et là par des compagnons, le choix des Centres spirituels reste d’actualité.
Votre grande sensibilité à la souffrance humaine vous a conduit à faire des œuvres sociales dont la création d’un centre de prise en charge des personnes vivant avec le VIH Sida. Comment avez-vous senti le besoin de créer un tel centre ?
Avec la proximité avec les gens pauvres, vivant dans des quartiers défavorisés (les gens n’ont pas d’eau courante ou d’électricité, chemins non goudronnés, etc.), le service d’aide aux pauvres a surgi dès le début, même s’il faut rester modéré et discret. On a aidé des sinistrés des inondations de 2009, on a organisé des Microcrédits pour quelques 80 mères de famille et surtout une Association, l’ABE, a été formé peu à peu pour aider les gens porteurs du virus du Sida : Le VIH. Ce Centre pour mieux gérer leurs problèmes a vu le jour en 2015 et est situé à 6 km de notre Centre. Il est porté par des volontaires -une dizaine- et je fais de mon mieux pour qu’il soit utile à ces personnes. Il fait partie aussi de l’AJAN.
En 2018, cela vous fera cinquante ans de mission en terre africaine. Comptez-vous y rester encore ou quel est votre nouveau projet apostolique ?
Pour cette dernière question que tu me poses, mon ami Noël, je dirai qu’après la célébration du jubilé, je retournerai, comme déjà annoncé plus haut, au point de départ : Barcelone. En effet, il ne faut pas « rêver », je ne suis plus capable de servir de la même façon comme avant. Dans mon pays natal, je continuerai toujours à faire un peu d’apostolat spirituel : eucharisties, confessions, Exercices.., car l’Europe est devenue une nouvelle « terre de mission » ! Mais je pense revenir à Ouaga en juin 2018 pour trois mois, pour aider pendant le temps le plus intense de retraites. J’aurais alors atteint ces 50 ans de vie et de service en terre africaine, à laquelle je suis attaché comme mon deuxième continent.
Permettez-nous, Père Augustin, de conclure cette interview avec ces quelques mots espagnols : Muchas gracias y otra vez, feliz fiesta. Felicidades.
Gracias, mi amigo.
HINVO Noël Sèmassa, SJ